LE CANARD ENCHAINE 28/01/04
Les chercheurs nous

embarquent pour ITER

Le projet de réacteur nucléaire provoque
une sacrée surchauffe des cerveaux.

Jamais un programme de recherche international n'aura été aussi ambitieux, fédérateur et porteur d'autant d'espérance. » Le site Internet du CNRS ne mégote ni sur le lyrisme ni sur les trémolos quand il s'agit du projet Iter, ce réacteur expérimental destiné à maîtriser la fusion nucléaire. Une énergie « inépuisable »», un réacteur «propre», le « Soleil domestiqué », une « étoile artificielle sur terre » et même, les besoins de l'humanité assurés pendant un milliard d'années »...

Fermez le ban ! Cela rappellera aux anciens les envolées autour de la filière nucléaire surgénératrice, dans les années 1970. Les réacteurs dits « à neutrons rapides » allaient, c'était sûr et certain, sauver l'humanité. Giscard avait même déclaré en janvier 1980 que la France, grâce au plutonium produit par ces machines merveilleuses, disposait d'une réserve d'énergie « comparable à celle de l'Arabie Saoudite ». Et le CEA (Commissariat à l'énergie atomique) travaillait alors sur un objectif de 25 000 à 40 000 MW en surgénérateur, pour l'an 2000, soit l'équivalent de la moitié des réacteurs en service aujourd'hui. Résultat final, zéro kilowatt !

Depuis l'arrêt de Superphénix, cette filière est totalement abandonnée. Il en aura tout de même coûté une cinquantaine de milliards de francs. Le Soleil en boîte - Une amère leçon que ne semblent pas avoir retenue nos génies qui préparent aujourd'hui les lendemains radieux de la fusion nucléaire. Cette fois, c'est sûr, l'humanité sera sauvée par cette nouvelle merveille ! En gros, de quoi s'agit-il '? La fission nucléaire, qui produit l'énergie des centrales actuelles, consiste à briser des noyaux lourds, d'uranium ou de plutonium, et à récupérer la chaleur qui accompagne cette réaction. Avec la fusion, au contraire, on fait réagir des atomes légers de gaz comme le deutérium et le tritium (isotopes de l'hydrogène). Cette réaction dégage également une formidable énergie, qui est celle que produit en permanence le Soleil. Mais la fusion, dont les effets sont tellement agréables sur la plage, en été, se montre assez espiègle quand il s'agit de la domestiquer. D'abord, elle ne se produit qu'à une température de 100 millions de degrés.

Naturellement, il n'existe sur terre aucun « chaudron » capable de supporter pareille température. Il faut donc construire un « récipient » immatériel, constitué d'énormes champs magnétiques créés par des électroaimants qui vont maintenir la réaction en lévitation. Il faut ensuite amorcer la fusion en chauffant les gaz à des milliers de degrés. Enfin, il est indispensable de "comprimer" le tout pour que le phénomène s'auto-entretienne. Projet peu lumineux - Cela fait déjà un demi-siècle que les scientifiques se heurtent à ce triple casse-tête. Et, à force de persévérance, ils sont parvenus à construire plusieurs machines expérimentales qui déclenchent une fusion nucléaire. La plus belle réussite a été une réaction qui a duré deux secondes et a produit une « décharge » de 16 MW. Pour obtenir ce résultat et amorcer la fusion, il a fallu injecter 25 MW de puissance. Le solde n'est pas vraiment positif. Au diable les sceptiques et les rabat-joie, clament les têtes d'oeuf du CEA et du CNRS, qui jouent un rôle moteur dans ce projet européen et même mondial.

Le progrès est en marche, rien ne saurait l'arrêter. Sur Internet, un site du CEA explique doctement qu'Iter «produira 500 MW de puissance de fusion sur une durée de quatre cents secondes ». Mais pas de quoi alimenter une ampoule électrique. Iter n'a pas cette ambition. On applaudit bien fort. Mais sur quelles études, sur quelles données scientifiques est fondée une telle certitude ? Réponse : c'est top secret. Pas de possibilité d'évaluation contradictoire. On est prié de croire sur parole tous ces cerveaux qui ont mené avec maestria l'aventure des surgénérateurs. Dans la communauté scientifique, quelques grincheux font observer que les expériences faites jusqu'à présent ne permettent pas de conclure quoi que ce soit. Dépenses en ligne - Un éminent savant, Robert Dautray, difficilement récusable puisqu'il fut haut-commissaire à l'énergie atomique, l'a expliqué, voilà deux ans, devant l'Académie des sciences. Pour lui, « la fusion thermonucléaire est un phénomène fondamentalement non linéaire ». Ce qui signifie qu'une machine de faible puissance ne renseigne pas sur la façon dont fonctionnera une machine de moyenne puissance, laquelle ne se comportera pas forcément comme celle de plus forte puissance, et ainsi de suite.

Conclusion, selon Dautray : « La fusion ne peut pas encore être comptée avec certitude parmi les sources industrielles d'énergie. » La construction d'Iter doit coûter environ 5 milliards d'euros. Il faut en rajouter autant pour son fonctionnement pendant vingt ans. Et il est peu probable que ce gigantesque projet soit le premier, dans l'histoire de la technologie nucléaire, à ne pas coûter deux fois le prix annoncé... Après tout, peut-être faut-il tenter l'aventure, même à ce tarif, et sans garantie de résultat. Mais pourquoi ne pas avouer clairement que personne (pas plus « Le Canard » que les plus éminents savants) ne sait si la fusion thermonucléaire produira un jour le moindre kilowatt électrique ? Dans un de ses schémas de présentation, le CEA montre le futur réacteur avec une ligne haute tension. On oublie juste de préciser que ce n'est pas pour évacuer la puissance produite, mais pour alimenter et chauffer la machine.

Cadarache, Bouches-du-Rhône, ou Rokkasho-Mura, Japon ? Sur fond de règlement de comptes franco-américain, les partenaires du projet Iter s'affrontent depuis des mois sur le lieu d'implantation de la machine. D'un côté, l'Europe, la Russie et la Chine, qui soutiennent Cadarache. De l'autre, les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud, qui défendent le site nippon. Aux dernières nouvelles, et selon une déclaration de Claudie Haigneré, ministre de la Recherche, de retour de Séoul, la Corée du Sud pourrait « réexaminer » sa position et faire pencher la balance en faveur de la France. Une « faveur » tout de même coûteuse, puisque le pays qui construira la machine sur son sol paiera près de la moitié des travaux, les autres environ 10 chacun.

Ce n'est pas le premier couac dans la collaboration internationale autour du programme Iter, né en 1985 d'une proposition soviétique. En 1998, les Etats-Unis avaient claqué la porte, estimant le projet incertain et ruineux. Ils ne sont revenus qu'en 2003, de même que la Chine, après que les ambitions eurent été revues à la baisse. Et sans doute avec l'idée de garder un oeil sur les éventuelles avancées. La France, elle, n'a jamais douté. Toujours en pointe, elle a même envisagé, par la voix de Raffarin, de continuer avec les seuls partenaires européens si le site choisi devait être japonais. Une menace thermonucléaire...

 

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