LE MONDE - 24/10/04
HORIZONS DÉBATS - Point de vue

La France et l'énergie des étoiles

par Sébastien Balibar, Yves Pomeau et Jacques Treiner, physiciens
 
LA FRANCE a un très grand projet. D'après notre premier ministre, nous allons « domestiquer l'énergie des étoiles ». Et, pour ce faire, construire une très grande machine, qui s'appelle ITER (pour : International Thermonuclear Experimental Reactor).
 
Afin d'obtenir sa construction à Cadarache, en Provence, notre gouvernement vient de proposer que la participation de la France à ce projet international soit doublée, passant ainsi de 457 à 914 millions d'euros. A cette somme, il faut ajouter la contribution française via Euratom. La France se prépare donc à prendre en charge le quart du coût total de construction tel qu'il est estimé aujourd'hui (5 milliards d'euros), en attendant de participer au coût de fonctionnement bien sûr (5 autres milliards d'euros ?). Cette très grande machine est-elle le signe d'une très grande politique française en matière de recherche scientifique et technique ?
 
Il s'agit en fait d'un vieux projet : en 1985, Reagan et Gorbatchev voulaient sceller la détente des rapports Est-Ouest en se lançant, ensemble, dans un projet grandiose : ITER, qui signifie aussi « chemin » en latin, constituait la continuation d'une série de machines précédemment conçues pour étudier l'utilisation de la fusion thermonucléaire pour produire de l'énergie, JET en Angleterre, Torre Supra à Cadarache, TFTR à Princeton.
 
La fusion thermonucléaire est à l'oeuvre dans les étoiles, c'est donc bien à cause d'elle que le Soleil brille. C'est aussi la source d'énergie des bombes H. Qu'il y ait, de ce côté, de l'énergie à exploiter n'est donc pas une idée nouvelle. Pourquoi, dans ces conditions, n'a-t-on pas déjà construit de centrales à fusion thermonucléaire, qui nous chaufferaient aussi agréablement que le Soleil ?
 
A travers l'information qui circule dans le public, on a parfois l'impression que les négociations autour du site d'ITER concernent un grand projet d'ordre technologique et industriel. Nous sommes, hélas ! loin d'en être là. Un réacteur à fusion soulève trois types de problèmes, tous fondamentaux : la maîtrise des réactions de fusion proprement dites, la production des éléments devant fusionner, la tenue des matériaux des enceintes de confinement. ITER ne s'intéressera qu'à la première de ces questions, ce n'est pas une machine conçue pour résoudre les deux autres, ce qui est pourtant préalable à toute mise en oeuvre à l'échelle industrielle.
 
Dans le Soleil, des noyaux d'hydrogène, autrement dit des protons, fusionnent pour former des noyaux d'hélium. Mais ce cycle de réactions n'est pas suffisamment efficace ; elles sont trop lentes pour une utilisation industrielle. Le projet consiste à fusionner un mélange de deux sortes d'hydrogène lourd, du deutérium (D) et du tritium (T). Chaque réaction de fusion D + T produit un noyau d'hélium, qui est parfaitement inerte et stable, mais aussi un neutron dont l'énergie est colossale, 14 MeV.
 
Contrairement à ce que déclarait notre premier ministre le 17 novembre 2003 ( « C'est le projet [qui nous apportera] l'énergie du futur quasi inépuisable et sans nuisance significative, grâce à l'abondante ressource de l'hydrogène contenu dans l'eau » ), ce n'est pas une source d'énergie inépuisable (le tritium ne se trouvera pas dans l'eau de mer), ni une source propre : elle produit des rayonnements dix fois plus énergétiques que tout ce qu'on peut rencontrer même dans les centrales nucléaires à neutrons rapides d'aujourd'hui.
 
On ne connaît, à l'heure actuelle, aucun matériau qui résiste à une telle irradiation. Or, pour produire de l'énergie par fusion nucléaire, il faut enfermer dans des conditions d'étanchéité absolue le mélange deutérium + tritium en train de fusionner. Sous l'impact des neutrons hyperrapides, les atomes d'un acier ordinaire cassent, produisant des bulles d'hélium qui rendent le matériau poreux, donc impropre au confinement nécessaire.
 
Avant d'envisager la construction d'une centrale à fusion thermonucléaire, il faut donc inventer un matériau qui résiste à ces flux de neutrons. Bien qu'il soit prévu de construire en Allemagne une machine pour étudier ce problème, rien n'indique pour l'instant qu'on va lui trouver une solution. L'un d'entre nous soulignait déjà cela il y a presque dix ans. Il ne s'agit pas d'un simple problème technologique. Le fondamental et le technique, dans l'exploitation d'une voie nouvelle, sont intimement mêlés. La machine ITER n'étudiera pas la tenue de ses matériaux sous irradiation forte et prolongée puisqu'elle ne produira que quelques bouffées de neutrons vers la fin de son exploitation : elle ne fonctionnera pas en continu comme devrait le faire un réacteur produisant de l'énergie.
 
Quant au combustible, la nature abonde en deutérium, mais pas en tritium, car il est instable (demi-vie de douze ans). Jusqu'à présent, on n'a produit du tritium qu'en petites quantités, ce qui était nécessaire pour la fabrication des bombes H. Un seul réacteur à fusion thermonucléaire de 1 gigawatt devrait brûler 56 kg de tritium par an, beaucoup plus que la capacité de production totale des réacteurs actuels sur plusieurs décennies.
 
Le projet se heurte à un deuxième problème, majeur et préalable : celui de la production massive de tritium. Il est question de le produire en continu, en utilisant les neutrons précités pour casser du lithium dans une sorte de couverture à l'intérieur des réacteurs hypothétiques du futur. Mais la machine ITER ne prévoit pas d'étudier cette production de tritium ni, a fortiori, de résoudre les problèmes qu'elle pose.
 
La machine ITER est en fait un grand instrument de recherche fondamentale, rien de plus, qui vise à étudier les gaz chauds ionisés dont la stabilité dans un énorme aimant en forme d'anneau pose une troisième série de problèmes à résoudre. A ce titre, nous comprenons parfaitement que nos collègues chercheurs en physique fondamentale des plasmas soient favorables à ce projet, bien que nous ne soyons pas certains que le gigantisme d'ITER soit nécessaire pour cela.
 
Quoi qu'il en soit, l'intérêt scientifique d'ITER doit donc être comparé à celui d'autres grands instruments de recherche, ce qui n'a pas été fait - le Conseil des très grands équipements n'existe plus. Comparons donc quelques chiffres.
 
La France se prépare à investir environ 130 millions d'euros par an pendant dix ans pour la construction d'ITER, davantage si l'on ne trouve pas tous les partenaires nécessaires pour remplacer les Américains et les Japonais, qui semblent devoir être exclus, désormais, de la collaboration envisagée. Il faudra continuer ensuite avec des sommes du même ordre de grandeur pendant quelques décennies d'exploitation. Une grande partie des frais de construction sera supportée par les contribuables de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur, le reste par l'Etat.
 
130 millions d'euros, c'est le prix d'un avion de combat, ce qui paraîtra peu à certains. Mais c'est plus que l'ensemble de la participation de la France au grand centre mondial de recherche qu'est le CERN (100 millions). C'est aussi le double de l'ensemble des moyens financiers de tous les laboratoires de physique ou de mathématiques qui sont associés au CNRS (57 millions en 2003) ou de ceux du département des sciences de la vie (65 millions).
 
La France a déjà gaspillé 2 milliards de dollars pour une participation à la station spatiale internationale que la communauté scientifique a jugée inutile, en particulier la communauté des astrophysiciens, qui a bien senti le lourd impact que cet engagement a eu sur ses moyens de recherche.
 
La France a aussi décidé récemment de dépenser 1,52 milliard d'euros dans la construction du Laser mégajoule à Bordeaux, dont l'intérêt n'est vraiment justifié que par des considérations de défense. La perspective éventuelle d'une utilisation de la fusion thermonucléaire à la production commerciale d'énergie est peut-être intéressante, mais n'aboutira sûrement pas avant cinquante ans. En attendant, la nécessaire évolution des centrales classiques vers une quatrième génération qui réutiliserait tous les déchets produits est une voie prometteuse qu'il faut exploiter pour faire face aux problèmes énergétiques qui se posent aujourd'hui. Investir des milliards d'euros dans l'incitation aux économies d'énergie ou dans le développement du solaire thermique ou photovoltaïque nous paraîtrait devoir également aboutir à une échelle de temps prévisible, ce qui n'est pas le cas de la fusion nucléaire.
 
Si l'on s'accorde souvent à se plaindre de la lourdeur bureaucratique et des effets pervers du centralisme français sur la dynamique de la recherche, on pointe rarement du doigt un des effets les plus manifestes de ses défauts : la prime qui va à tout projet plus ou moins grandiose facile à identifier par les extérieurs à la science (dont les politiques) et à défendre par la structure bureaucratique.
 
L'exemple d'ITER est tout à fait significatif à cet égard. La part bureaucratique et financière du projet est exposée avec force détails dans la grande presse, qui n'insiste guère, en revanche, sur les aspects scientifiques concrets et sur les grandes, les énormes incertitudes qui pèsent encore sur la génération d'énergie commerciale à partir de la fusion d'atomes.
 
Si la communauté internationale a vraiment les moyens de se lancer dans la fusion thermonucléaire contrôlée, il nous semble que deux problèmes doivent être préalablement résolus : matériaux et production de tritium. Avant de construire le moteur révolutionnaire d'une voiture de course, il vaut mieux s'assurer qu'on aura des pneus pour la faire rouler.

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